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entretien avec Maïté Grandjouan
avril 2023, pour Lena la-très-seule

Comment as-tu créée l’histoire de LENA la-très-seule ?

Le récit est apparu progressivement dans ses grandes lignes parmi toutes mes premières ébauches du scénario ; une fille confuse entre le réel et ses rêves. Au début
de mes recherches, il y avait une histoire amoureuse,
mais je me suis rendu compte que ce n’était pas mon sujet. Je me suis alors souvenu que pendant mes études, j’avais réalisé le portrait en vidéo (une interview) d’une fille et de sa mère d’origine russe. Elles avaient une histoire très romanesque ; elles avaient fui la Russie ensemble pour échapper au père… Cette mère et sa fille travaillaient dans une épicerie russe à Strasbourg
où j’allais parfois déjeuner. Ce souvenir m’a lancé
sur l’histoire d’une mère et sa fille isolées sur
elles-mêmes car je suis touché par l’aspect intense
de cette relation, l’aspect fusionnel, le huit-clos psychologique. C’était le bon terrain pour moi pour commencer cette nouvelle bande dessinée.

Comment ta pratique de la peinture narrative a évolué depuis FANTASMA ?

Il y a deux choses importantes que je voulais vraiment pour LENA : d’abord le désir de créer un livre plus intime, qu’il y ait de moi dans ce récit. Dans FANTASMA, il y avait une pudeur, je voulais moins m’y exposer. Maintenant, je distille des éléments personnels dans le récit, mais qui ne sont pas autobiographiques, que je transforme –comme dans un rêve. Je voulais ensuite pouvoir être émue par mon livre pour mieux toucher le public avec mon travail. Dans la peinture, j’ai cherché aussi à lâcher prise, je n’avais pas besoin d’avoir une cohérence graphique sur tout le livre. Le livre, c’est une matière vivante. Alors j’ai bien structurer mon récit pour que cette liberté que je cherchais dans mes images ne perde pas le lecteur. J’ai voulu laisser la peinture atteindre tantôt des niveaux de détails élevés à certains passages du livre, et tantôt aller dans le flou.

Il y a un travail important sur la lumière dans
ta peinture pour ce livre ?

Oui, les visages c’est une découverte ; la peinture s’est découverte elle-même au cours de la conception du livre. Je pensais que les visages n’étaient pas le lieu pour faire passer l’émotion quand j’ai commencé LENA, alors que c’est justement par la lumière et les couleurs sur les visages que les émotions circulent.

Dans FANTASMA, les visages sont impavides, les personnages sont comme des statues.

Tout à fait. Avant LENA, pour moi, les visages n’étaient jamais le lieu de l’émotion. C’étaient des masques.

C’était par les objets, les items, que tu plaçais dans tes images que tu évoquais des affects.

Je recourais à tous les outils du symbolisme avant Lena pour les émotions, mais pas aux visages. J’ai beaucoup travaillé avec des captures d’écran pour ce nouveau livre ; des captures de plans dans des films d’horreur. Il y a souvent dans le cinéma d’épouvante ce parti pris de filmer en gros plan le visage des protagonistes pour faire passer la peur. J’avais des tas de captures de visages de femmes effrayées, je me suis d’abord dit que ces plans sur les visages c’était un langage propre au cinéma, pas pour la bande dessinée. Puis j’ai trouvé mon truc avec la matière de la peau en peinture qui me satisfaisait : la transpiration en particulier. C’était une vraie découverte en faisant le livre.

LENA, à l’instar de FANTASMA, explore à nouveau ton grand thème du départ, du deuil.
FANTASMA était un road movie, LENA un huit-clos. Peux-tu me parler de ce thème du deuil qui aujourd’hui dans ton travail est fondamental ?

J’aime travailler sur le basculement entre l’absence et la présence. Dans les récits de deuil, le personnage principal est toujours habité de l’autre. À un point où il peut même l’halluciner dans le réel, lui parler, le voir. J’aime cela. J’aime aborder l’aspect illusoire de nos relations avec les autres, de nos projections sur eux, parfois de quelqu’un d’autre ; de nos difficultés à atteindre l’autre vraiment. De la solitude.

Peux-tu nous parler de l’attitude dure de Lena vis-à-vis de Paul, son petit ami ?

Paul incarne pour Lena la possiblité de se réinventer, de faire confiance à quelqu’un d’autre. Un saut dans le vide (c’est toujours délicat de se lancer dans la construction d’une relation amoureuse). Paul représente aussi quelque chose de pragmatique, un point d’ancrage qui stabilise mais qui ne fait pas rêver car trop dans le concret. Au début du récit, la relation relation entre Lena et Paul est compliquée par la relation précédente entre Lena et sa mère. Je crois que Lena n’a pas envie de revenir à un état de dépendance vis-à-vis de quelqu’un d’autre. Aimer quelqu’un c’est dépendre de lui, c’est avoir besoin, tout ça c’est très compliqué pour elle.

Que représente le diable pour toi ?

Le diable c’est quelqu’un qui va couper des liens. Comme avec l’une de ses incarnations dans le récit, le crabe. Le diable cherche à isoler encore davantage Lena en lui jouant des tours ou en lui parlant. C’est un personnage qui terrifie et qui isole.

Je trouve qu’il ya une ambivalence entre ce que recherche le diable : couper le cordon ombilical ; et la nécessité pour Lena de faire le deuil de sa mère. De pouvoir en être séparée.

Je ne pense pas que la solution à une relation fusionnelle soit la coupure du lien. Je ne le crois pas.

Quelle est la solution alors ?

C’est la transformation du lien. Tu vois. La dépendance doit devenir moins forte, et n’est pas au détriment des autres relations.

Avec le diable, il n’y a plus de relation.

Voilà, c’est ça.


Partie SPOILERS de l’entretien

Peux-tu nous parler de la fin de LENA ?

Je ne voulais pas faire une fin univoque. On a passé tout le récit en été. Quand Lena sort de chez sa mère, c’est l’hiver. Quand elle se décide à sortir, je voulais qu’on voit qu’il peut faire froid, que le monde n’est pas toujours évident.

L’hiver est associé à l’imaginaire russe. Peux-tu nous parler de ton rapport à la culture russe ?

Je n’ai pas d’origine russe, mais la Russie représente pour moi une terre de fictions. La mélancolie y joue un rôle important et j’aime que la littérature russe mêle le réel et le fantastique dans la vie quotidienne. Par exemple, on trouve des éruptions diaboliques chez Dostoïevski. J’aime aussi que la russie soit un hors-champ géographique dans mon récit. On peut se dire qu’à la fin de LENA, l’héroïnne est peut être (avec l’idée que sa famille s’était autrefois exilée) de retour en Russie de par cet hiver soudain dans les images.

Lena vient de « quitter » sa mère mais elle retourne
dans la « sainte-mère russie ».

(Rires) Oui… quelque-chose comme ça. L’idée aussi, pour bien faire la paix avec sa mère, il conviendrait pour Lena de retourner au pays, en Russie, d’où vient sa mère pour en découvrir plus sur ses origines et son histoire. J’ai dessiné des photos et des indices dans le livre sur l’histoire russe de la famille de Lena.

Peux-tu nous parler du fil du téléphone dans LENA ;
qu’il soit antique téléphone filaire ou smartphone avec son cable de recharge ?

J’adore l’objet téléphone, car il évoque parfaitement
mon thème de l’absence/présence. On est au téléphone, on est avec l’autre et en même temps sans l’autre, il reste audible mais sans son corps. Je trouve cela très beau dans un récit de pouvoir par le téléphone dialoguer avec un personnage qui reste invisible. Dans tous le récit, je poursuis la métaphore constante du fil/lien avec le cable téléphonique, le cheveu du personnage, les racines des plantes, les fils électriques derrière les murs… les boyaux…

Dans LENA, les moments de sommeil structurent le livre sous forme de chapitres. Peux-tu nous parler de ce que représente le sommeil dans ton travail ?

Plein de choses. D’abord dans ce livre, les passages entre la réalité et le rêve. Le rêve cela permet pour les artistes de créer des images incroyables. Je trouve les images de rêveur ou de rêveuse, ces corps abandonnés, très belles ! Et en même temps, regarder quelqu’un dormir peut nous mettre dans l’embarras : car c’est un moment intime, la personne est vulnérable, il peut aussi y avoir un climat érotique avec du voyeurisme. Et surtout, il y a l’ambivalence de l’image de celle ou de celui qui dort, car on regarde peut être quelqu’un qui est mort…

On comprend dans le livre, que la mère de Lena est morte prématurément, qu’elle était malade. On subodore chez l’héroïne la peur de devenir sa mère, d’hériter du mal de la mère. Dans ce récit de fusion mère-fille, la maison incarne à la fois une prison psychologique, un mausolée presque vivant, organique (cf la quatrième de couverture et les rêves du livre) et un ventre maternelle d’où Lena n’est peut être pas vraiment encore sorti. Un autre mythe de la caverne…

Oui, je laisse dérouler ces idées de l’in-utero. J’aime créer invoquer avec mes images ces fantasmes archaïques, ces idées angoissantes autour de la question du corps de la mère, de la maternité. Mais je laisse cela ouvert et c’est au lecteur de trouver ses réponses sur les images. Pour continuer l’idée selon laquelle, Lena serait dans la maison à l’intérieur d’un ventre, et d’un ventre d’une mère malade : c’est un endroit qui créée la vie mais qui peut aussi créée la mort.

J’aimerais que l’on parle du grand absent du livre, le père de Lena, dont on ne sait rien. Et aussi de son corollaire, le nom de famille de Lena (nom-du-père). On ne saura jamais le nom de famille de Lena dans le livre.

Pendant longtemps, sa mère devait citer son nom à la fin du récit. Mais j’ai fini par renoncer à cette idée. Il n’y a pas de père au final. Et mon livre parle aussi de cela, l’absence du père. Comme dans L’exorciste de Friedkin, où le père est totalement absent. Toujours pour mieux parler de cette diade mère-fille.

Entretien réalisé en avril 2023.



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