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entretien avec marion fayolle
les amours suspendues

Pourquoi une comédie musicale?

Depuis que je dessine des livres,
mes personnages n’avaient jamais pris
la parole jusqu’aux Amours suspendues.
Soit mes livres étaient muets, soit
il y avait une voix off.

Je m’interrogeais sur ce que la parole
pouvait apporter à mes dessins. Dans mon travail,
je pars souvent d’une situation normale qui tout
d’un coup devient étrange, surnaturelle. Je voulais
que les dialogues conservent cette dimension
surréaliste de mes images. C’est en travaillant
sur une comédie musicale que j’ai pu trouver comment
faire cohabiter le texte et l’image dans mon univers.


Comment est né ce livre?

Je désirais depuis longtemps faire une histoire avec
un personnage qui aurait la capacité de figer des
moments de sa vie et qui pourrait les conserver comme
des sculptures; pour un jour les réanimer et les
revivre. L’idée de faire une comédie musicale mêlant
texte et dessin surréalistes, et l’idée de pouvoir pétrifier des temps de sa vie pour les réanimer ensuite: tout cela a été le point de départ de ce livre.


Peux-tu nous présenter l’histoire des Amours suspendues?

J’avais ce point de départ : il y aura dans le livre des moments de la vie qui pourront s’arrêter et qui pourront après revivre. Je me suis demandé alors pourquoi le personnage principal avait envie d’arrêter certains moments en particulier et ne pas les vivre pleinement
tout de suite.

Je suis parti du principe que j’allais raconter l’histoire d’un homme marié qui vit avec une femme et qui rencontre en parallèle de sa vie conjugale d’autres femmes. C’est toujours un peu dur de se dire que l’on a choisit une personne pour toute sa vie; et par là de renoncer
à toutes les autres personnes avec lesquelles on pourrait vivre autre chose. Le personnage principal va rencontrer d’autres femmes, mais avec la certitude que ces rencontres n’aboutiront à rien puisqu’au moment où une relation amoureuse pourrait se concrétiser avec ces femmes, il
les change en statues qu’il va stocker au fond de
lui-même dans une chambre secrète (comme Barbebleue).

Un jour la femme du héros le quitte ; mais pas parce
qu’il lui a été infidèle sur le plan platonique !
Je ne voulais surtout pas d’un récit moralisateur.
Elle le quitte, sans que l’on connaisse vraiment
la raison. L’important c’est qu’elle le quitte et
le laisse seul.

À cet instant, il va vouloir réveiller les femmes
de son passé en même temps et les vouloir toutes
à la fois. Les femmes statufiées, une fois qu’elles
sont réanimées, ne sont plus comme elles étaient autrefois. Elles se souviendront à peine de lui,
auront conservé de la rancœur à son égard, leurs sentiments ne se seront pas plus les mêmes...

Comme les femmes de son passé ne réagissent pas comme
il l’avait espéré, le héros va leur proposer de devenir des comédiennes pour un spectacle qu’il va écrire lui-même. Un spectacle qui mettra en scène ce qu’il aurait aimé vivre avec elles. Pour que l’amour idéal qu’il avait fantasmé avec chacune d’elles se réalise en dépit de la réalité ; par le biais d’une création artistique, rêvée
et imaginaire.

 

Comment as-tu conçu les chorégraphies pour un livre?

Je partais de qu’est-ce que j’ai envie de dire et de raconter? Puis comment m’exprimer par la gestuelle des personnages et par le dessin? Comment par le mouvement
et le dessin je pourrais raconter cela? Comment je peux aller encore plus loin que le mouvement avec le dessin?

Le personnage de la femme en jaune dans le livre,
a toujours besoin de quelqu’un d’autre pour la soutenir
ou la remettre debout. Je trouvais beau que son corps
se mette régulièrement à tomber au sens littéral au cours du récit.

Elle est complètement instable sans soutien et cela faisait aussi un clin d’œil aux chorégraphies de Pina Bausch. Le fait que la femme en jaune tombe est
de l’ordre du mouvement, de la danse.

Cela pourrait être mis en scène ou chorégraphié au théâtre ou à l’opéra. Mais comme il s’agit d’un livre et du dessin; elle fait plus que tomber, lorsqu’elle heurte
le sol : elle se casse en mille morceaux. Et il faut la reconstruire bout à bout. Comme je suis dessinatrice et pas chorégraphe, une fois que j’ai posé la gestuelle d’un personnage, je me questionne sur comment je peux aller encore plus loin visuellement avec le dessin?

Si l’on veut faire une comédie musicale sous forme de bande dessinée, il ne faut pas que ce soit parce que l’on a pas pu réaliser un film en premier lieu. Il faut se poser la question: qu’est-ce que je peux faire de plus et d’unique avec le dessin?. Comme il n’y a pas de véritable mouvement, ni de musique réelle, est-ce que cela ne va pas appauvrir la comédie musicale? Peut-être qu’au contraire, cela va aboutir à quelque chose qui va au-delà de
la comédie musicale tout en conservant des liens avec celle que l’on connaît au cinéma.

Le but n’était pas de faire un livre avec un disque qui
comporterait les musiques à écouter en lisant le livre.
Je voulais partir de l’idée de la comédie musicale pour inventer une nouvelle manière de jouer avec la bande dessinée et de créer des rapports inédits par le dialogue
et le mouvement entre mes personnages.


Avais-tu des musiques en tête
en écrivant les chansons du livre?


Je ne m’imaginais pas de musique précise en écrivant les chansons. Je me fiais plus à la musicalité des mots lus à voix haute; comme en lisant de la poésie, on entend comme une mélodie mais c’est pas de la musique avec un orchestre.


Comment ces femmes te sont venues?

Je ne m’attache pas trop à l’individualité et à l’identité
des personnages. J’aime qu’ils représentent juste une idée. Au cours de la vie, on est toujours à un moment la femme en rouge, la femme en jaune ou la femme en violet. Ces femmes représentent des archétypes de caractère.
Une personnalité caricaturale:

la femme maternelle –amie, de confiance, qui réconforte, soutien et conseille–, la femme fatale –indépendante, dangereuse, séductrice, imprévisible–, la femme fragile –dépendante, souffrante–... J’aimais bien que la femme principale, l’épouse du héros, soit la somme de toutes
ces femmes (avec sa robe qui rassemble les couleurs des autres).


"La plus terrible façon de t’oublier, serait de ne plus savoir aimer". Pourrais-tu nous commenter ce leitmotiv dans le livre?

Je désirais que le livre dépasse l’histoire de ces personnages et s’ouvre sur quelque chose de plus large.
Le héros arrête des instants de sa vie sentimentale
avec d’autres femmes –parce qu’il redoute que ces amours naissants pourraient un jour s’arrêter. Cette idée
de perdre un être qui vous a aimé était le fil conducteur quand j’ai commencé à faire ce livre.
J’avais envie de dire avec Les amours suspendues que même lorsque l’on a rompu avec une personne aimée ; ce que
l’on a pu vivre avec, est toujours présent avec
quelqu’un d’autre après.

Dans ma vie personnelle, je n’envisage pas du tout les rapports sentimentaux comme stricts et compartimentés dans
le temps. Les personnes que j’ai aimé, même si elles sortent de ma vie –au présent– je les aime encore. Je me considère aujourd’hui comme la somme de tous ces amours passées et des personnes que j’ai aimées autrefois.
Quand mon père est mort; je disais à ma mère qu’elle pouvait aimer une nouvelle personne sans pour autant trahir son amour pour lui.

Aimer quelqu’un d’autre est une forme d’hommage à la personne qui est partie. C’est de cela dont je souhaitais parler depuis le début avec Les amours suspendues.



propos recueillis par Julien Magnani
à Paris en juin 2017.



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